Fondements politiques du Code Napoléon
di Xavier Martin

Quant à ce thème des volontés dans le Code civil, une anecdote de circonstance : Léon Duguit, donnant des conférences à la Faculté de Droit de Buenos Aires en 1911 sur les transformations du droit privé français, se fait devoir de confirmer que le Code civil de 1804 consacre l’autonomie de la volonté individuelle ; mais scrutant le texte, il cache mal sa surprise de ne l’y trouver guère, et doit se résoudre à se réfugier dans l’acte de foi : ce « principe de l’autonomie de la volonté (…) est aussi dans le Code Napoléon ; il y est certainement » (sic), puisque (130) « c’est à notre Code que la plupart des législateurs modernes l’ont emprunté ; mais le principe y est plutôt implicitement qu’expressément », et n’y figure au mieux que « d’une manière obscure » (131). Et d’ajouter cette précision, relative à l’article 1134 al.1er « Sans doute, la formule n’est pas bonne et, si j’avais le temps, je montrerais pourquoi (sic) (…) » (132). Il y aurait, ici encore, beaucoup à dire. Notons simplement que Léon Duguit, étant publiciste, était en l’occurrence, pouvons-nous supposer, moins bien conditionné par la vulgate idoine ; et si tout compte fait il y sacrifia comme tout un chacun, ce ne fut pas, observons-nous, sans quelque sourd pressentiment ni quelque éloquente défaillance vocale.

Le pressentiment était justifié. Tout le contexte d’éclosion du Code civil disqualifie les volontés individuelles dans leur aptitude à persévérer. « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » ; au minimum, l’article 1134 al. 1er énonce un fait qu’on doit bien dire assez banal : les contrats obligent (exigence vitale de la vie sociale). La Cour de cassation ne s’y est pas trompée. Loin de voir dans ce texte une admirable efflorescence conjoncturelle d’autonomie des volontés, liée à l’« humanisme » révolutionnaire, elle énonce benoîtement, de «cette disposition», en juin 1805, qu’elle est conforme et puisée dans (sic) les lois françaises anciennes et les lois romaines» (133). Oui, les contrats obligent. Cette évidence pure, le délabrement révolutionnaire des liens contractuels fait impérieusement qu’après 1800 on doit la redire. Il est normal, répétons-le, que les auteurs du Code civil, obsédés par la peur d’un émiettement social, aient songé surtout à faire rappel aux volontés individuelles des suites exigeantes de leurs engagements, bref, à leur asséner cette banalité que « les conventions, libres dans leur naissance, sont forcées dans leur exécution » (134).

 

4. Conclusion

 

En février 1803, alors que vient de s’amorcer, un mois plus tôt, le processus d’augmentation de la quotité disponible (135), l’ « Exposé de la situation de la République » croit pouvoir annoncer qu’à travers le pays « les opinions et les cœurs se rapprochent », ne laissant pas d’y ajouter cette précision confirmative, en l’occurrence, que « l’enfance redevient plus docile à la voix des parents » (136). La veille, Chaptal, ministre de l’Intérieur, ouvrant la session du Corps législatif, a formé le vœu, qui tend à se faire le leitmotiv de notre propos : « Que le Code civil (…) maintienne et garantisse tous les liens de la société » (137). Bigot-Préameneu abondait aussitôt dans le sens de ce vœu : « Un pareil Code (…) fixe tous les rapports, soit d’affection, soit d’intérêt, qui peuvent exister entre les hommes ; il constitue principalement, les moeurs d’une nation » (comprenons : ses bonnes habitudes de vie collective) (138). Quelques semaines encore, et Sédillez, au Tribunat, s’estime fondé à constater : « Il n’y a pas une disposition du Code civil qui ne tende à rapprocher les citoyens les uns des autres » (139). Le 16 janvier 1804, tandis qu’enfin s’achève le Code, le nouvel « Exposé de la situation de la République » se plaît à indiquer que l’on voit croître en France « le retour des affections sociales » (140). Et lorsque un an plus tard, presque jour pour jour, est dévoilée solennellement la statue représentant l’empereur « tenant dans sa main le Code civil des Français », cette dernière apparaît « posée sur un cube, symbole de la stabilité » (141). L’empereur Napoléon, proclame un orateur, a réhabilité « ces attentions mutuelles qui lient les hommes entre eux » (142). S’il en était besoin, ces traits répétitifs confirmeraient sans équivoque l’importance politique vraiment fondamentale, dans le contexte en cause, d’un resserrement précipité des liens interindividuels. Quant à Louis de Fontanes, le président du Corps législatif, il ne se prive pas, en la circonstance, de multiplier ce type d’allusion à un sauvetage in extremis du corps social. « [I]l était temps qu’on vît paraître un législateur qui nous protégeât contre nous-mêmes ». Cette fête est « celle de la renaissance de la société (…) l’ordre social est rétabli (…) la société réparée »… Il aura sauvé, ce législateur, « le système social près de se dissoudre » (143).

Et Fontanes enchaîne, toujours au sujet de Napoléon père du Code civil : « Il a vaincu les fausses doctrines ». Quelles fausses doctrines ? Il faut se rendre à l’évidence. Ces « fausses doctrines » sont celles-là mêmes, apparaît-il, qu’indiquait Portalis peu d’années avant lorsqu’il dénonçait, très précisément, « toutes les fausses doctrines que les sophistes avaient depuis longtemps éparpillées dans le public, et qui, dès le début de la Révolution, avaient été consignées dans une déclaration solennelle connue sous le nom de déclaration des droits » (144). Ces quelques lignes de Portalis, évidemment, n’expliquent pas tout. Mais d’une telle plume elles sont bien propres, admettra-t-on, à assaisonner la méditation sur le convictions et les intentions sociopolitiques du législateur quant au Code civil, et sur l’image étonnamment inadéquate que se complaisent à en donner, jusqu’à nos jours, des spécialistes reconnus (145).

 

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